C’est une dérive à grande échelle. Depuis 2009, salariés et employeurs peuvent se séparer d’un commun accord par le biais d’une rupture conventionnelle. Créée pour assouplir le contrat de travail, la mesure devait répondre à des situations précises de séparation amiable et éviter la lourdeur d’un licenciement pour l’entreprise et l’insécurité d’une démission pour le salarié. Six ans plus tard, le nombre de ruptures conventionnelles, qui a franchi le seuil symbolique des 2 millions le mois dernier, a explosé : d’environ 20.000 par mois en 2010, il approche les 30.000 en 2015, selon la Dares.
“Les ruptures conventionnelles sont devenues un mode de gestion de l’emploi, reconnaît Michèle Gilabert, consultante du cabinet Entreprise & Personnel. Des entreprises de taille moyenne en abusent pour des raisons économiques car la loi n’impose pas de justifier de motif.” Pas de longues procédures liées à un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), pas de négociations collectives et pas de risque d’être retoqué au tribunal administratif. Un salarié qui signe une rupture conventionnelle s’engage aussi à ne pas attaquer son employeur aux prud’hommes.
Les ruptures conventionnelles touchent souvent les seniors
Des entreprises, souvent des PME, n’hésitent pas à dépasser le plafond légal de 9 ruptures conventionnelles par mois et à imposer des plans sociaux cachés. “On assiste à des abus pour contourner les dispositifs collectifs, explique Jean-Paul Bouchet, responsable de la CFDT Cadres. Cela devient une stratégie pour piloter la baisse de la masse salariale.” Il y a un an, l’inspection du travail des Hauts-de-Seine a épinglé la société de service informatique Steria, en plein rachat par son concurrent Sopra. Elle pointait 110 ruptures conventionnelles sur les neuf premiers mois de 2014 et prévenait, dans un document que le JDD s’est procuré : “En aucun cas leur recours ne peut permettre de contourner la législation relative aux licenciements économiques.” Depuis début 2015, Sopra-Steria a déjà procédé à 190 ruptures conventionnelles dont 90% ont été proposées par la direction, selon la CFDT. Le groupe n’a pas souhaité nous répondre.
Certaines entreprises adoptent une gymnastique juridique consistant à jouer sur les périmètres des sociétés concernées pour respecter la loi. Atos, leader du conseil en nouvelles technologies, a signé ainsi 300 ruptures conventionnelles par an depuis 2012 étalées sur 20 entités juridiques différentes. D’après les syndicats, elles sont “en majorité contraintes et forcées” pour les salariés. Chez SFR, 600 départs ont été enregistrés cette année : entre 100 et 150 seraient des ruptures conventionnelles. La direction assure qu’il n’y en a pas eu sauf pour les hauts dirigeants partis en début d’année, soit une cinquantaine. “À grande échelle, cela revient à une dissimulation de plan social”, martèle Sébastien Crozier, de la CFE-CGC. La direction de SFR ajoute qu’elle ne peut pas procéder à un plan social comme elle s’y est engagée jusqu’en 2017 auprès des pouvoirs publics.
Dans tous les cas, les ruptures conventionnelles touchent souvent les seniors. La Dares estime que 25% des signataires sont âgés de 58 à 60 ans. Le groupe Areva a déjà enregistré “570 départs sur les huit premiers mois de 2015 dont la moitié à travers des ruptures conventionnelles, estime le coordinateur CFDT Jean-Pierre Bachmann. Ce sont plutôt pour des retraites.” Ces plans de départs en préretraite déguisés en évitent les inconvénients. “Les entreprises ne paient pas leur quote-part pour la formation, la mobilité et le reclassement”, insiste Jacques Denoyelle, expert au sein du cabinet spécialisé Secafi. Le procédé a surtout un double effet négatif sur les comptes sociaux : les départs de seniors permettent aux entreprises d’économiser leurs cotisations aux régimes de retraites complémentaires (Agirc et Arrco), déjà déficitaires, et de reporter le coût social de leurs salariés, devenus sans emploi, sur le régime de l’assurance chomâge, lui aussi chroniquement dans le rouge.
Matthieu Pechberty – Le Journal du Dimanche